21 septembre 2018

Illysible

 

INTELLIGENCE ARTIFICIELLE VS INTELLIGENCE BIOLOGIQUE

Ecouter Laurent Alexandre une fois dans sa vie est une expérience quasi mystique. Chez CREA, nous le suivons depuis plusieurs années avec fascination. Sans tabous, sans langue de bois et parfois avec un brin de Darwinisme, cet extra-lucide sur les bouleversements liés à l’Intelligence Artificielle, et plus généralement aux nouvelles technologies, nous sort de la torpeur européenne ambiante où nous nous végétons et nous met face à la réalité de la donne internationale, américaine et chinoise avant tout. À la manière d’un Incal, bien loin des discours lénifiants ou affligeants, il jette un regard acide et franc sur l’avenir qui nous attend au coin de la figure.

Résumé-fleuve d’une conférence donnée par Laurent Alexandre à des étudiants en juin dernier au Campus Inseec Lyon.

Propos recueillis par Illyria Pfyffer

 

PART 1 HUMAIN, TROP HUMAIN.

Quels risques et opportunités pour l’intelligence biologique de l’avènement massif de l’Intelligence Artificielle ?

En termes de business, il faut arrêter de parler d’intelligence artificielle seule, ce qui compte c’est le mix entre intelligence artificielle (IA) et intelligence biologique (IB). On n’a jamais vu un microprocesseur se mettre à lire Kant sans raison. L’intelligence artificielle n’existe pas sans l’intelligence biologique. Et inversement, un manager sans intelligence artificielle sera bientôt au chômage. Il faut réfléchir à la somme des deux intelligences, intimement liées et qui ne peuvent être séparées. L’intelligence artificielle c’est d’abord de l’intelligence biologique industrialisée, scalable et packagée. Au lieu de parler d’intelligence, mieux vaut parler du management des intelligences. Le monde économique va se retrouver en permanence face à la nécessité d’interfacer l’IA et l’IB, voilà le principal métier du XXIème siècle : organiser la fusion entre l’IA et l’IB. L’intelligence étant la source de tous les pouvoirs, ce qu’il se passe dans ce domaine revêt des conséquences à la fois sur l’organisation des entreprises et du pouvoir. L’enjeu du couple IA/IB est donc majeur. Allons-nous préférer une société de solidarité intellectuelle, ou ira-t-on vers un apartheid intellectuel – entre des « dieux » qui maîtrisent l’IA et des inutiles au revenu misérable qui attendent leur mort – ? Cela dépendra de ce que la nouvelle génération décidera.

Vous avez certainement compris qu’il y a un décalage énorme entre l’école de l’IA, qui se forme vite, même si elle a besoin de beaucoup d’exemples, et la fabrication du cerveau-biologique qui prend 30 ans. C’est l’idée que j’essaie de développer dans mon livre « La guerre des intelligences », la difficulté de gérer ce décalage entre la pousse très lente des cerveaux humains et la pousse très rapide de l’IA. Nous sommes confrontés à un énorme problème dans la façon dont nous allons gérer demain l’équilibre entre cerveau biologique et cerveau artificiel. En 2040, il sera peut-être considéré comme anachronique de séparer la gestion des cerveaux artificiels et biologiques. N’y a-t-il pas déjà dans la Silicon Valley, la volonté de fusionner les neurosciences, la santé, l’éducation, etc ?

Autre difficulté à laquelle est confrontée l’économie, c’est d’avoir industrialisé l’IA avant d’avoir démocratisé et favorisé l’IB. La première fois que j’ai écrit un article sur la baisse du niveau QI en Europe, ce fut un tollé, maintenant c’est une certitude et quotidien Le Monde vient de sortir un article sur le sujet . Le QI des Européens a perdu 4 points depuis 20 ans alors que dans le même temps les Asiatiques en prenaient 10. Nous assistons donc à une baisse européenne de stock de cerveaux biologiques. Il se crée ainsi un décalage entre la baisse de notre QI, quelle qu’en soit la raison, l’explosion de l’IA et l’explosion du QI asiatique.

« Ce qui compte c’est le mix entre intelligence artificielle (IA) et intelligence biologique (IB). On n’a jamais vu un microprocesseur se mettre à lire Kant sans raison. »

« Voilà le principal métier du XXIème siècle : organiser la fusion entre l’IA et l’IB. »

Quels avantages et quelles limites de l’IA ?

L’IA qui circule à la vitesse de la lumière est ubiquitaire et immédiatement mise à jour. Or, lorsque vous, vous vous réveillez le matin, votre cerveau n’a pas été mis à jour ! Alors que l’IA a instantanément chargé par exemple, les changements du droit du travail en Corée du Sud. Cette immense différence, fait dire à Yann Lecun, Chief AI scientist chez Facebook, que l’on va vite se rendre compte que l’intelligence humaine est très vide. L’étape actuelle consiste à favoriser le *deep learning de l’IA. L’étape suivante consistera a développer des IA ayant une capacité d’apprentissage avec de petits DATA sets, mais ce n’est pas encore certain, si ça se trouve l’IA va continuer à nécessiter une montagne de données, rien ne permet d’assurer qu’en 2040 l’IA sera capable de reconnaitre une girafe quand elle en déjà a vu quatre. Aujourd’hui on fait face à deux types d’IA, l’IA symbolique (i.e. on code perpétuellement) et l’IA connexionniste qui a décollé en 2011. Une IA connexionniste n’invente rien, elle s’adosse sur la base de connaissances avec laquelle elle est éduquée. Seulement celle-ci est sensible aux trolls, comme Tay* de Microsoft en a fait l’amère expérience…

Pour l’instant, il est peu probable que l’on soit capable de faire des IA qui apprennent avec peu de data, comme le font les bébés, avant 2030. Il n’y a que 10 producteurs d’IA sur terre, c’est une production centralisée qui comprend les GAFAM et les BATX, un oligopole américano-chinois où les Européens sont inexistants.

Certains vont encore plus loin et veulent dépasser les limites, comme Masayoshi Son, le CEO du groupe de télécoms japonais Softbank, l’homme le plus riche du Japon qui a racheté les robots Boston Dynamics de Google et fait la couverture de The Economist. Il a levé deux fonds de 100 milliards cette année pour développer la singularité, c’est à dire le moment ou l’IA dépassera l’IB. Son objectif est de faire d’ici 30 ans des robots doté d’un QI de 10’000 (un humain moyen a un QI de 100 en moyenne…).

*Deep Learning

L’apprentissage profond1 (plus précisément “apprentissage approfondi ”, et en anglais deep learning, deep structured learning, hierarchical learning) est un ensemble de méthodes d’apprentissage automatique tentant de modéliser avec un haut niveau d’abstraction des données grâce à des architectures articulées de différentes transformations non linéaires. Ces techniques ont permis des progrès importants et rapides dans les domaines de l’analyse du signal sonore ou visuel et notamment de la reconnaissance faciale, de la reconnaissance vocale, de la vision par ordinateur, du traitement automatisé du langage. (Source : Wikipedia)

*Tay

Il aura fallu à peine 16 heures pour que Tay ne dérape sévèrement. Pourtant, tout avait bien commencé. Ce mercredi, la cellule de recherche de Microsoft a mis en fonction son projet d’intelligence artificielle : Tay, un robot « chatbot » qui se prend pour une jeune femme de 19 ans. Il fonctionne grâce à un programme intelligent dans lequel Microsoft a inclus des connaissances de base comme des bouts de phrase. Mais le principal apprentissage de Tay se fait par les échanges qu’elle entretient avec les internautes sur Twitter. « Plus vous discutez avec Tay plus elle devient intelligente, donc son expérience peut être personnalisée par vous », a écrit la firme de Washington dans une note explicative. Cette option n’a pas laissé les internautes de marbre, puisqu’ils se sont précipités sur leur clavier pour lui apprendre des tas de choses. L’expérience a du être supprimée en moins d’un jour après avoir écrit des commentaires racistes et néonazis sur Twitter. (Source : Paris-Match)

 

PART 2 UNE INTELLIGENCE INEGALEE SOURCE D’INEGALITES

Quid de l’Europe dans la course à l’IA ?

Dans la bataille pour l’IA, les forces en présence sont les États-Unis et la Chine. L’Europe est devenue tout doucement une « colonie numérique » des GAFAM. Total n’a-t-il pas confié son exploitation pétrolière à Google le mois dernier ? Et Carrefour passé un deal avec Tencent en Asie et avec Google en Europe tout récemment ? Thalès a annoncé réaliser un cloud sécurisé pour l’armée française, en réalité c’est avec l’aide de Microsoft… Notre dépendance et notre fragilité face aux géants du numérique demeure extrêmement forte. Entre l’axe Washington/GAFAM et Pékin/BATX nous sommes des enfants de chœur, en voie de vassalisation technologique. Cette énorme concentration à l’échelle mondiale de la richesse, des technologies NBIC, des fintech, des cerveaux, des entreprises les plus rentables au sein de quelques métropoles est inquiétante. Nous faisons un grand bond en arrière de 1000 ans, nous sommes en train de créer une augmentation des inégalités comme nous n’avons pas eu depuis 1000 ans. Nous risquons aussi le retour de la violence politique, issue de ces inégalités créées par ce monde où vous allez être, soit des seigneurs, soit des personnes en situation de précarité croissante, surtout après l’arrivée de robots dotés d’IA dans 20 ans.

« Entre l’axe Washington/GAFAM et Pékin/BATX nous sommes des enfants de chœur, en voie de vassalisation technologique. »

Comment dès lors résister aux géants du numérique oligopolistiques ?

L’IA encapsule le savoir et les meilleurs cerveaux du monde. Cette industrie provoque actuellement une concurrence mondiale pour attirer les meilleurs. Savez-vous combien sont payés les très bons spécialistes d’IA dans les GAFAM ? À 10’000 euros près ?

Réponse : 2 millions par mois !

Récemment un des patrons de la recherche en France a dit « Nous embauchons des chercheurs Bac+11 en IA à moins de 3000 euros par mois. » Si elle reste sur ce trend, l’Europe n’a plus aucune chance, les entreprises de demain vont être soumises à une course de vitesse, à des risques nouveaux, les GAFAM pourraient nous transformer en proie assez rapidement. Comment assumer ce mercato mondial des cerveaux qui promet d’être terrible ? Les petits entrepreneurs qui ne pourront pas se payer des informaticiens risquent d’être laminés. Le paysage actuel ressemble un peu aux géants qui guettent les petites proies, soit pour les racheter ce qui est un moindre mal, soit pour les dépecer.

Aujourd’hui, on estime qu’il va manquer 85 millions d’employés ultra-qualifies au niveau mondial. Dans 15-20 ans vous allez vous battre dans vos entreprises et dans vos start-up pour avoir des travailleurs qualifiés. Face à cette pénurie mondiale, les entreprises chinoises ultra-riches vont faire comme les GAFAM, et faire leur marché en Europe, notamment dans les instituts de recherche français puisque nous payons nos chercheurs au lance-pierre.

L’hyper-régulation, une solution ?

L’entreprise de demain sera plus politique et très régulée, contrairement à ce que l’on pense. L’économie va devenir toujours plus touchée par des implications géopolitiques et philosophiques. Nous allons même devoir gérer l’hyper régulation parce qu’à hyper technologie, hyper régulation. Les drones en particulier seront hyper réglementés. N’oubliez pas qu’on a démontré que dans un petit drone, on peut mettre 3 grammes de Semtex, cet explosif tchécoslovaque qui fait exploser les avions. Les États ne vont donc pas laisser les gens faire de l’IA dans leurs caves, de la biologie de synthèse dans leurs cuisines, etc. La régulation sera fondamentale et constamment en augmentation.

On se trouve également confronté à une autre difficulté : certains sont persuadés aujourd’hui pouvoir donner une bonne éthique à l’IA. On oublie juste que notre éthique change sans arrêt. D’abord les systèmes très complexes comme le deep learning sont très difficiles à auditer, et deuxièmement d’un point de vue moral et éthique, on agit comme si les normes morales et éthiques étaient universelles. Entre la morale de Daech et la morale européenne, il y a un certain décalage, tout comme entre la morale d’aujourd’hui et celle d’hier. Ces différences très fortes posent la question de quelle éthique donner à l’IA ? L’équilibre entre la mesure (l’hybris) et la démesure (némésis) risque d’être compliqué. Beaucoup envisagent un futur dystopique où la révolution menace. Alors politiquement, si on veut éviter une révolution à la 1794, il va falloir réduire les inégalités intellectuelles et imaginer une vraie neurorévolution.

Comment décrire cette révolution de l’IA ?

Nous faisons face à des GPT (General Purpose Technologies), autrement dit à des technologies excessivement violentes qui changent non seulement la technologie, mais l’économie toute entière. Nous avons connu plusieurs vagues technologiques ayant des implications fortes : la vapeur, l’électricité, l’électronique et aujourd’hui l’IA. L’IA est particulièrement violente parce qu’en plus, elle permet en neuro-technologie dans le domaine génétique, des bouleversements qui changent notre identité même. Il est plus bouleversant de changer le cerveau de nos bébés ou de réaliser un bébé à la carte modifié génétiquement, que de construire un TGV plus ou moins rapide. La vague technologique actuelle est particulièrement bouleversante sur le plan moral.

L’IA va bouleverser la vie des individus et créer un monde complexe, la vie des entreprises et des nations sera marquée par l’imprévisibilité et la gestion des inégalités. Les gens non diplômés sont en train de couler dans nos pays, on ne peut pas les abandonner. Au niveau des individus on voit bien que même le patron de Google a dit récemment qu’il n’était pas du tout certain que les êtres humains seront enchantés de voir l’IA galoper aussi vite. À l’échelle des entreprises, avec l’augmentation de l’imprévisibilité, l’avènement de l’économie de plateformes (Uber, AirBnb, etc.), l’envol des technologies exponentielles, etc. le cœur de l’activité sera de gérer les interfaces avec l’IA et toutes les technologies qui en découlent. Seulement ce monde-là est assez oligopolistique, les GAFAM n’ont pas de concurrence, c’est pour cela qu’elles gagnent de l’argent. Nous nous trouvons aujourd’hui dans un brouillard numérique avec une augmentation exponentielle du risque, le bêta. Qui aurait dit que Kodak ou Nokia allaient s’effondrer ? Qui aurait imaginé le jour où Netflix est né, qu’il vaudrait 75 fois plus que TF1, la première chaine de TV en Europe. TF1 vaut seulement 2 milliards, un paquet de cacahuètes pour Netflix. Pour ceux qui aiment les scénarios utopistes, je vous invite à visionner la conférence de presse qu’a donné le patron de Netflix. Il y indique que vendre des fichiers mp4 n’est pas son business model futur. Ce qu’il souhaite c’est fournir aux spectateurs une pilule qui leur fera vivre le film, comme dans Total Recall. Piloter la frontière entre l’IA et l’IB, organiser la synergie, voilà donc où se situent les meilleures opportunités professionnelles, et les plus rémunératrices !

Ce qui vous fascine le plus dans l’IA ?

L’un des phénomènes les plus incroyables, que personne n’aurait imaginé, c’est qu’en 10 ans nous avons tous un deuxième métier en plus de notre activité officielle. En plus de notre activité professionnelle « normale » et rémunérée, nous travaillons en effet gratuitement 5 heures par jour… pour éduquer l’IA des géants numériques ! Nous travaillons chaque jour depuis l’enfance, des heures durant, pour éduquer les intelligences artificielles des géants du numérique, en leur fournissant des photos, des éléments sur notre personnalité, notre consommation, etc. C’est un changement radical. Dans l’économie mondiale, il n’y a pas des milliards d’individus qui sont d’accord de travailler jour et nuit pour enrichir un business dont ils ne connaissent pas grand-chose et dont ils ne tirent aucun bénéfice. Les milliards d’idiots utiles que nous sommes œuvrons pourtant gratuitement pour enrichir les GAFAM. Ceci représente une concurrence déloyale.

À l’échelle de l’humanité toute entière, je suis fasciné par cette volonté ambiante de créer un homo deus comme le décrit Yuval Harari, doté de pouvoirs démiurgiques. Ce concept se développe par la volonté de la Silicon Valley, de la Chine, de développer l’exploration du cosmos, de fusionner nos cerveaux et l’IA, de développer le bébé à la carte. Le Times expliquait que « la mort de la mort » pouvait arriver dès 2045. Elon Musk et Neuralink nous expliquent qu’il est urgent de mettre des puces dans nos cerveaux pour que les robots ne nous transforment pas en domestiques…

En plus de notre activité professionnelle « normale » et rémunérée, nous travaillons en effet gratuitement 5 heures par jour… pour éduquer l’IA des géants numériques !

Votre essai de futurologie sur l’avenir de l’IA ?

Il faut avoir un peu de modestie, les futurologues disent n’importe quoi. L’incertitude est le maître-mot des années à venir. Entre le développement de l’IA et la prise de décision qui s’effectue toujours plus rapidement, l’incertitude économique va devenir la règle. Comment la société va-t-elle réagir aux enjeux de ces technologiques démiurgiques qui impacteront massivement le business, là est la question ! On est toujours plus intelligent après… Je n’aurai pas la cruauté de revenir sur le papier du New York Times de 1997* qui expliquait que l’ordinateur ne serait pas capable de battre l’homme au jeu de go avant 100 à 200 ans, alors qu’il a été battu à plates coutures en 2016 déjà. On ne sait pas comment la société va réagir face à des technologies aussi bouleversantes qui impactent aussi fortement le business. Pensez aux grandes chaines Walmart. Carrefour et autres qui imaginaient qu’Amazon à ses débuts mettrait rapidement la clé sous la porte… Aujourd’hui Amazon est un géant et son entrée dans le domaine spatial, totalement imprévisible, en perturbe plus d’un. Ainsi Stéphane Israël, PDG d’Arianespace me disait récemment : « Rien ne garantit qu’Ariane sera encore vivante la décennie prochaine ». L’IA n’arrive pas sur une plage vide, elle arrive sur 1000 ans d’histoire, ce qui est, là encore, une source d’imprévisibilité.

*“It may be a hundred years before a computer beats humans at Go – maybe even longer,” said Dr. Piet Hut, an astrophysicist at the Institute for Advanced Study in Princeton, N.J., and a fan of the game. “If a reasonably intelligent person learned to play Go, in a few months he could beat all existing computer programs. You don’t have to be a Kasparov.“ (Source : NYT 1997)

 

PART 3 L’ECONOMIE ACTUELLE AU DEFI DE L’IA

Comment les métiers vont-être impactés par l’IA ?

Il faut prendre garde aux prédictions catastrophistes. Lorsque vous lisez telle étude qui indique que 47 % des emplois vont disparaître à cause de l’IA, celle-ci ne fait que le décompte des métiers qui risquent de disparaître, pas de ceux créés. Si cette étude avait paru en 1895, elle n’aurait décompté que le nombre de maréchaux-ferrants voués à se reconvertir, pas les métiers automatisés qui allaient éclore au XXème siècle, depuis le fabricant de microprocesseurs jusqu’au chirurgien cardiaque en passant par le webmaster. Le New York Times n’avait-il pas publié en 1915, un papier sur le mensonge de l’industrie automobile en disant en substance : il n’y a jamais eu autant de chevaux aux États unis, nous en avons 23 millions. Vous voyez donc bien que les vendeurs automobiles vous mentent, l’automobile ne remplace pas les chevaux. »? Or la demande équestre s’est effondrée dans les mois qui ont suivi…

Ce qui est certain c’est que la fonction de production entre le capital et le travail va être bouleversée par l’IA. Je ne serai pas aussi pessimiste que Geoffrey Hinton, grand spécialiste du deep learning à Toronto qui a écrit récemment deux papiers en suggérant d’arrêter de former des dermatologues ou des radiologues parce que l’IA va performer mieux qu’eux. Lorsque vous vous êtes bac +12, ce qui est le cas d’un radiologue, et que l’IA analyse mieux les scanners que vous, vous ne restez pas comme un idiot à vous paupériser, vous cherchez à devenir complémentaire de cette IA. Tous les scénarios sont encore possibles, entre blocages corporatistes, remplacement des médecins par des infirmiers, extension du champ de travail, etc. (les médecins pourraient aussi allonger la durée de la consultation et faire passer la durée de la consultation, déshabillage/rhabillage compris de 6 min 30 min à 9 min, ce serait humain). Rien ne permet de dire aujourd’hui qu’on aura moins, autant, ou plus besoin de dermatologues en 2080 qu’aujourd’hui. Et ceci est reproductible à toutes les fonctions de production. Ce que l’on sait dans la théorie économique, c’est que lorsqu’un nouveau facteur de production plus performant survient, les sociétés en concurrence avec ce facteur voient leur valeur s’effondrer. Ainsi le travail très qualifié nécessaire pour gérer, encapsuler l’IA va voir sa valeur augmenter. Cela changera assez radicalement la façon dont on travaille actuellement. Et il existe une incertitude énorme sur la robotisation. Les robots de Boston Dynamics que tout le monde admire sur YouTube vont-ils encore longtemps couter 1,5 millions de dollars pièce, ou est-ce que Son va faire baisser les prix, comme il l’espère, jusqu’à 30’000 $ ?

Nous vivons une période assez curieuse où le travail très qualifié est à l’équilibre, alors qu’on assiste à une baisse du pouvoir d’achat des cadres moyens depuis 30 ans, et une explosion du travail non qualifié, éventuellement réalisé par des gens qui sont bac +4, bac +5. C’est encore plus net aux USA, où une partie du travail non qualifié est effectué par des personnes diplômées. Ce n’est pas un système sain. Dans un deuxième temps, on peut craindre une baisse de la demande du travail moyennement qualifié, et si le prix des robots baisse avec une démocratisation autour de 2030 et 2040, le travail non qualifié, après avoir atteint un maximum, va s’effondrer. Pour faire fortune en 2040, il faudra par conséquent savoir gérer les interfaces avec l’IA. Tant que l’IA a besoin de l’intelligence humaine, le cœur de la gestion de valeur restera la gestion de cette interface.

Sur le marché du travail, de nombreux scénarios sont possibles : soit on a une interdiction de l’IA, soit une douce adaptation, soit encore une fusion, mais pas sûr que les gens soient d’accord de s’implanter des puces dans le cerveau pour avoir un QI de 200… Je vous laisse imaginer votre scénario préféré.

Quels conseils donner aux jeunes générations ?

Je suis chirurgien, médecin donc, et j’écris sur les sujets de l’intelligence depuis longtemps. De nombreux adolescents, d’étudiants, ou même de parents, tous influencés par les conférences sur l’IA, les TEDx etc., m’appellent et me disent « Mon objectif est de changer le monde ». Il ne faudrait pas que les jeunes se fixent des objectifs irréalistes, sinon ils vont devenir malheureux ou aigris. Face aux jeunes générations, il faut prendre garde de ne pas favoriser des emboises de dévalorisation importantes.

Nous vivons dans un siècle extraordinaire, le siècle d’or des entrepreneurs, des innovateurs, de managers, des savants, etc. Alors n’écoutez pas tous les vieux schnocks qui vous disent que le monde de l’IA va être épouvantable, il ne faut pas vivre sa vie comme Romain Gary a vécu sa vie : catastrophé par la vieillesse, l’âge, ayant peur de tout. Le monde qui vient est un monde extraordinaire, vous êtes la génération la plus gâtée de l’histoire, vous allez entreprendre des réalisations fantastiques, jouissez de la vie, échafaudez pleins de business, n’écoutez pas trop les utopistes mortifères qui vous disent que demain tout ira mal. Vous avez, je le répète, une chance fantastique, l’IA va faire de vous des gens qui auront la vie la plus passionnante que les humains n’auront jamais vécue.

 

À lire absolument : LA GUERRE DES INTELLIGENCES par Laurent Alexandre. Editions JC Lattès